En 1975 sur le Larzac l'été finit par arriver. Tout l'hiver et après ça s'est battu à Millau, à Rodez, avec les tracteurs, contre les travaux d'aménagement, contre les gendarmes, contre les CRS, avec Lanza assis par terre qui faisait sa non-violence. Au lycée y'a les contre, presque tout le monde et quelques silencieux et y' a les pour, ils sont deux, une fille et un gars, ils apprennent à piloter des avions le mercredi, ils vivent à la Cavalerie, leurs pères sont militaires, le sien à elle colonel et ils nous énervent.
Revenons à l'été, il arrive et avec les débats, les marches, les parisiens aussi. Mon grand-père me monte de Millau au Rajal, le Rajal c'est le champ, le nom entier c'est Rajal del Gorp, le champ du corbeau, pas loin de la nationale 9, des centaines de gens sont déjà là, il me dit tu te débrouilles pour redescendre. Je suis le flot d'humains qui sont là, qui parlent, qui s'interpellent, je regarde les affiches des stands un moment puis je démarre la marche en plein soleil avec la foule, il ne se passe rien sauf cette marche d'une doline à une autre, d'un petit promontoire à un autre, dans l'herbe de steppe du Causse, sans personne qui regarde, une marche large, forte, qui traverse le paysage, qui affirme sa force de seulement avoir lieu car de plus ou moins nulle part la foule marche jusqu'à plus ou moins nulle part. Puis c'est fini, la marche est finie. On revient d'où on est parti, mais plus lentement, moins ensemble. Les visages sont contents, les chapeaux en t-shirt roulé sur la tête, tout le monde a soif, quelques Gardarem lou Larzac fusent, peut-être quelques chansons aussi. Je me dis que c'est cet effort de défendre qui défend.
Après la marche pour les débats je vais à Montredon, une ferme occupée, devenue encore plus célèbre depuis car c'est la ferme de José Bové, plusieurs étés de suite il y a fait griller mes côtelettes et des saucisses pour les enfants mais ce sera une autre histoire peut-être. Derrière la ferme dans un petit amphithéâtre de pelouse et de pierre adossé à la maison, un endroit unique, un de ceux que j'aime le plus parmi des centaines d'endroits faits de pelouse et de pierre, une pelouse rase, verte à la base, un peu piquante mais vivace, dure, belle, Christiane Rochefort est là. Pas sur qu'elle soit une célébrité aujourd'hui mais à l'époque et encore quelques années plus tard son livre Archaos était dans tous les cartables et, en 1975, Encore heureux qu'on va vers l'été laissait rêver qu'une bande d'enfants pouvait s'enfuir de l'école et de la ville pour vivre autonome le long des chemins, oui ça faisait rêver, ce n'était pas synonyme du cauchemar qu'arpenter les routes du monde est devenu aujourd'hui pour les enfants.
Christiane Rochefort est là adossée dans un coin de porte, assise sur un pliant, elle est déjà vieille et elle a les seins nus, elle est plutôt maigre, ces seins sont maigres, elle parle, bouge, explique, la liberté et d'autres choses, Encore heureux qu'on va vers l'été, les autres connaissent, je mets un moment à comprendre que c'est d'un livre dont ils parlent, un moment à comprendre que la femme aux seins maigres l'a écrit. Je la détaille, quand elle n'est pas là à défendre le Larzac, elle écrit des livres, je cherche si son corps a une marque, une manière, un quelque chose qui indique l'écriture, je regarde ses seins qui bougent quand elle parle, qui sont là mais dont elle ne se préoccupe absolument pas, qui vivent leur rythme de seins nus un peu maigres et je me dis que c'est ça, ses seins nus en plein soleil, loin d'une plage, contre un mur de pierre, et la cigarette qui va qui vient qui sont les signes et je me dis qu'il faut être maigre et assez vieille et laisser ses seins nus sans plus y penser. Je me dis que ça ne va pas être facile. Je n'ai rien à donner pour avoir une signature, je lui dis que son livre a l'air bien, que je vais le lire, elle sourit. Je lirai le livre et penserai longtemps au Larzac de l'été 75, aux seins de la femme qui écrit et au mystère entre les deux.
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Catherine Serre