Hubert Mounier

Hubert Mounier c'est l'homme avec qui j'ai adopté un petit garçon de neuf ans un soir d'été place des Jacobins.

Hubert s'appelait encore Cleet Boris et moi j'étais serveuse au Sunset café, un bar de la rue Mercière. Avec l'Affaire Louis' Trio, il répétait toutes les semaines dans un studio non loin de là. De la fenêtre du café, je voyais passer, démarche chaloupée, coiffures et costumes d'un autre temps, Cleet Boris, Karl Niagara et Bronco Junior. Trois hommes par la fenêtre d'une comédie musicale où résonnaient les notes de Chic Planète ou Bois ton café. Je les regardais ainsi sans jamais pouvoir leur dire un mot ni leur adresser un sourire.

Et puis cet homme ivre agressa un passant dans la rue une nuit alors que je sortais du travail. Il y avait des cris, des insultes, des menaces et les sanglots d'un enfant qui disait Arrête papa, arrête… Je pris immédiatement l'enfant dans mes bras pour l'éloigner de cet homme qui agitait les siens avec violence et maladresse. Ce dernier cessa alors son agression verbale, nous regarda, le passant, l'enfant et moi, et partit en courant vers la vieille ville pour trouver d'autres bars, d'autres alcools, certainement. Abandon nocturne d'un fils qui continuait de pleurer dans mes bras, son nez calé dans mon cou. Vous allez bien ? me demanda la voix de Cleet Boris dont je n'avais pas reconnu les traits jusque là. Il était plus de minuit, nous étions Hubert Mounier et moi place des Jacobins avec un petit bonhomme dont nous ne savions rien. Le gamin finit par se calmer et après ses pleurs, il eut ses mots, son prénom, celui d'une nounou et une adresse. Trois ombres comme une famille le temps de traverser le pont, sonner à une porte, une main sur la joue, un dernier sourire et nous dire au revoir. Il s'appelait Victor. Il doit aujourd'hui avoir trente-trois ans, j'espère qu'il a su esquiver la violence de son père, j'espère qu'il est heureux. Hubert m'a payé un taxi et je suis rentrée chez moi.

Hubert Mounier c'est l'homme de cette nuit de 1992 où nous trouvâmes un enfant.

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Samantha Barendson

Jil Caplan

Jil Caplan à la fête de la moule

Un soir de juillet 1997, tandis que je travaillais comme coursier dans un journal, j’ai filé à la fête de la Moule de Wimereux avec une jeune et sémillante journaliste-stagiaire. Je ne sais plus précisément les raisons qui nous avaient poussés à faire cette escapade de près de 300 km en voiture jusque là-bas.
Je crois que nous avions appris dans la presse que Jil Caplan serait la tête d'affiche de la fête de la Moule de cette station balnéaire : ayant d'abord cru à un canular, nous avions voulu authentifier l'information.

Au milieu de la fête de la Moule qui battait son plein, Jil Caplan était bien présente, sous un chapiteau de toile, parmi les odeurs de moules-frites dont les gens se bâfraient à toutes les tables. Mon amie journaliste ne put s’empêcher tandis que nous buvions un verre, en compagnie d’un couple d’amis, de se rendre jusqu'à "la loge" de Jil Caplan pour tâcher d’obtenir une interview. Elle revint, ravie, quelques minutes plus tard. Jil Caplan avait accepté de lui répondre. Décrocherait-elle un scoop ? Des révélations sur la vie privée de la chanteuse ? Sur sa prochaine collaboration artistique ? Son nouveau projet discographique ? L’interview devait se dérouler après sa prestation.

Malgré la reprise de son ancien tube Tout ce qui nous sépare, Jil Caplan chanta dans l’indifférence quasi générale. Elle semblait visiblement agacée de se trouver ici. J’étais triste pour elle. Je trouvais qu'elle ne méritait pas cette dégringolade, ce désamour soudain. Devait-elle désormais courir le cachet, en jouant à la chanteuse de seconde zone ? Elle, que je revoyais rayonnante et pêchue, quelques années plus tôt, dans une des émissions musicales de Naguy ou lorsqu’elle avait remporté, en 1992, une Victoire de la musique dans la catégorie révélation féminine de l’année…

Jil Caplan interpréta néanmoins une quatrième chanson, face à un public clairsemé dont nous faisions partie, avec le même professionnalisme, micro au poing.
Je m'étais laissé emporter par les paroles de sa voix sensuelle et veloutée, avec ce ciel d'été lumineux et sans nuages qui brillait au-dessus de nos têtes, lorsque tout à coup sa voix, si envoûtante, s'est mise à dérailler. Interrogation, puis stupéfaction dans l'assistance... lorsque tout le monde a compris que la chanteuse avait effectué jusque là un play-back presque parfait !

Entre temps, Jil Caplan s'était retournée vers le gars de la sono, en le fusillant du regard. Car, pendant un laps de temps démesurément long, le jeune gars, planqué derrière sa console, n'avait pas du tout réagi, laissant le CD rayé répéter, en boucle, les mêmes paroles désenchantées. Il eut beau remettre en catastrophe le morceau dans la platine et Jil Caplan reprendre sa chanson au début : le mal était fait ! Le CD défectueux sauta puis re-sauta à nouveau... 

Vexée, l’artiste avait alors quitté précipitamment la scène avant de rejoindre son taxi avec chauffeur qui l'attendait derrière des barrières de sécurité, sans saluer personne, ni adresser un mot non plus à mon amie journaliste qui aperçut, comme nous, la voiture fuir en trombe de la traditionnelle fête de la Moule, sous le soleil couchant.

Le lendemain, j'avais imaginé que mon amie journaliste relaterait l'incident dans la presse régionale en titrant, par exemple : À la fête de la Moule de Wimereux, la chanteuse, Jil Caplan, pas vraiment dans son assiette.
Mais, sans doute, dans une tristesse partagée, s'était-elle refusée à tirer sur l'ambulance.

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François-Xavier Farine

Johnny Hallyday


Entre seize et vingt ans j'étais serveuse, mes amis partaient tous les étés à Ibiza et moi je restais à servir les touristes, un peu déprimée de ne pas aller danser. Un soir, une amie d'une amie me dit que ses copines et elle préfèrent les vacances en septembre. Les téléphones portables n'existaient pas encore mais elle me dit passe nous voir sur place des Lices à Saint-Tropez nous y sommes tous les soirs à l'heure de l'apéro.

L'été passe, je reçois des cartes postales de l'Amnesia, du Pacha ou du Privilege tandis que je travaille douze heures par jour à servir des salades lyonnaises et des verres de Côte du Rhône à des groupes de japonais ou d'italiens. Arrive septembre et je monte dans un train au trajet interminable, mais je suis heureuse d'être enfin en vacances et j'attends avec impatience de voir la mer par la fenêtre du wagon qui fait tatactatoum, Lyon, Valence, Montélimar, tatactatoum, Avignon, Marseille, Saint-Cyr-sur-Mer, tatactatoum, Bandol, Toulon, Hyères, Le Lavandou, tatactatoum, Cavalaire-sur-Mer, Gassin et Saint-Tropez.

La première chose que je vois en arrivant c'est un panneau publicitaire pour la fondation de Brigitte Bardot au secours des animaux partout dans le monde. Pas de doute, je suis à Saint Trop'. Je m'arrête dans un bar, demande un café que je paie quinze francs, scandalisée. Pour le prix, je demande mon chemin, celui de la place des Lices où Eddie Barclay joue aux boules.

Je n'ai jamais trouvé la fille et ses copines, j'ai rencontré une barmaid qui m'a invitée à une rave où j'ai dansé ne sachant où dormir. Le lendemain, assise sur le muret dos à la mer, je regarde plusieurs mannequins, en culotte et t-shirt, descendre des yachts amarrés, aller chercher des croissants. Assise et ahurie, je vois passer Johnny Hallyday. Derrière lui, une foule de femmes hystériques se rapproche rapidement. Et parmi elles, une femme qui pousse un immense landau.

Johnny a-t-il jamais vu Le cuirassé Potemkine ?

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Samantha Barendson

Prince

Orange and Purple

Il avait à peine 18 ans…
Il avait eu son bac à 14 ans en étudiant à Henri IV, et survolait sa prépa à Louis Le Grand. Enervant.
J’avais deux ans de plus que lui. Et trente centimètres de moins.
Un grand prince aux cheveux roux. Un poil de carotte bien élevé, déjanté, et si grand…
Il parlait comme un romantique, je sentais le croissant chaud. Il avait lu de beaux textes, et tentait d’abriter, dans un loden bleu-marine, sa peau pâle.
Mon grand Prince était un sorcier.
1984. Ce fut incandescent.
La nuit nous dansions chez Castel. Le jour, nous dormions, et en fin d’après-midi, allions au cinéma.
27 juillet. Carrefour de l’Odéon. Purple Rain. Un autre prince, le kid. Un "petit" gars du Minnesota.
Cent onze minutes d’hallucination. Des mains serrées, des riffs qu’on ne voulait pas voir finir, des baisers dans le noir, un érotisme assumé. 

I never meant to cause you any sorrow
I never meant to cause you any pain
I only wanted to one time see you laughing
I only wanted to see you laughing in the purple rain

La séance se termine.
Impossible de quitter cet univers. 
Huit minutes de désir.
Nous sortons envoutés.
Sans même échanger un mot, Laurent et moi revenons vers la caisse et achetons un nouveau billet.
Ce jour là, nous étions en communion avec le Prince, sa guitare envoutante. L’orange et le pourpre se sont tenus la main.
Et oui.
Il neige en avril.

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Texte et illustration : Edith Simonnet

Anthony Quinn

Je me baladais dans Bruxelles, sans but véritable, cherchant aventure. C'était à l'époque – je devais avoir dix-neuf ou vingt ans – une de mes activités favorites. Je séchais les cours, j'avais la journée devant moi et le monde m'appartenait.

Tournant le dos à la Porte de Namur et à ses cinémas, je descendais la rue homonyme – de Namur – en direction de la Place Royale, avec dieu sait quelle intention inavouable et muséale. Ben oui, les musées étaient gratuits à cette époque bénie, et plein d'étudiantes de l'académie pas farouches du tout – il faut tout vous expliquer ou quoi ?

Il remontait la rue en sens inverse, massif, immense. Un bref regard et hop, le voilà passé. Je m'entends encore penser qu'est-ce qu'il ressemble à Anthony Quinn, ce type... et me dire, dans la foulée non, c'est pas possible, qu'est-ce que Zorba pourrait bien venir foutre à Bruxelles. Il a autre chose à faire le mec. Ce n'est pas lui, ça ne peut pas être lui... je ne vais pas me rendre ridicule à lui demander un autographe, en plus il a une tête à ne pas avoir envie qu'on l'emmerde.

Je le regardai s'éloigner quand même, encore plus impressionnant de dos, en rêvassant aux Canons de Navarone.

Le soir, à la radio, ils mentionnaient la présence à Bruxelles d'Anthony Quinn pour enregistrer un quarante-cinq tours. Faudrait oser, parfois. 


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Marc Menu

Jeane Manson

Un dîner chez Claire

Les dîners chez Claire ont toujours été des moments surprenants, improbables et précieux. Claire est l’une des épouses de l’un de mes précédents maris. Bref.
Une femme délicieuse qui aime que ses amis, ses amours, se rencontrent.
A Paris, près de la Maison la Radio, dans le 16ème arrondissement, ce soir là, nous arrivons avec avidité, et retard.
Sur l’un de ses canapés, une blonde forcément nord-américaine.
Les cheveux brushés comme dans un épisode de Dallas, un regard bleu,vert, violet. Tout ce qu’elle portait, vêtements et bijoux se reflétait dans ses yeux.
Claire nous présente. Jean Ann, américaine née à Cleveland Ohio, fille d’un écrivain et d’une chanteuse devenue peintre. Ce sourire franc, cette voix, cette simplicité. Je me souviens.
Faisons l’amour, puisque c’est fini nous deux.
Lovée contre l’épaule de Julio Iglesias, partageant les combats de son Bougrain-Dubourg, ayant les larmes aux yeux près de Christian Delagrange... Jeane Manson
Elle était ce soir là au bras d’un ministre. Aussi discret qu’elle était solaire.
Chanteuse, actrice, playmate… tant d’autres aventures et tellement d’authenticité. 
Cette camaraderie toute nord-américaine. Les filles ne se jaugent pas, elles sont de la même race, de la même espèce. On ne joue pas à qui est la plus belle, qui est la plus jeune, qui est la plus riche, qui est ton mari ?
Non. On se pose juste sur le canapé de Claire, et on échange. On rigole. On se moque de nous, de nos échecs. On se félicite de nos succès, enfin… surtout des siens.
Une femme délicate dans un corps de tentatrice.
Et j’entends encore Faisons l’amour, "pouisque" c’est fini nous deux.
Son délicieux accent, son élégance qui lui a fait oublier toutes les trahison. Cette soirée fut trop courte.
Je garderais le meilleur de nous deux. Ça fait trop mal de dire Adieu…

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Edith Simonnet

Yasmina Reza

Étudiante, j'allais régulièrement voir des pièces du Club théâtre de la fac. Le club était essentiellement composé d'étudiants qui sélectionnaient les pièces à jouer. Parfois un enseignant ou un administratif s'inscrivait mais repartait rapidement déçu de tenir seulement le rôle du « vieux ».

Grâce à ce club, dont j'allais rapidement faire partie, j'ai pu connaître de nombreux auteurs. Les classiques, Shakespeare ou Lope de Vega. Les super classiques, Jean Racine ou Jean Anouilh. Les russes, Ivan Tourgueniev ou Valentin Kataïev. Et surtout les vivants, Eric-Emmanuel Schmitt ou Yasmina Reza.
Mon amour de l’œuvre de Yasmina Reza fut immédiat. Ce mélange d'humour et de classe, de décalage dans le savoir-vivre, de préciosité contemporaine, de moquerie affectueuse. Il y avait dans ses textes une fraîcheur et une exigence qui me poussaient à la lire encore et encore.

Et puis un jour je l'ai rencontrée.

Séance de dédicace dans une grande librairie de Lyon. Moi tremblante, un livre à la main L'Homme du hasard, l'histoire d'une dérencontre dans un train entre une femme qui lit un livre et l'auteur dudit livre assis face à elle. Je fais la queue pour une signature. Pour deux signatures, car Philippe Noiret est également présent.

Je fais la queue et j'écoute les mots qui se disent avant notre rencontre, une rencontre qui sera brève, je le sais. La femme qui se trouve avant moi est émue elle aussi et, lorsque son tour arrive, elle lui dit qu'elle l'aime, qu'elle adore ses textes et qu'en ce moment-même, avec sa troupe d'amateurs, elle joue l'une de ses pièces. C'est alors que Yasmina Reza se transforme en furie et s'insurge que l'on puisse jouer sa pièce sans permission, sans reverser de droits d'auteurs, sans… Et la femme de lui expliquer que la pièce est jouée gratuitement et échappe donc à la demande d'autorisation. Yasmina se ressaisit, sourit, passe à autre chose et mon tour arrive. Je tends mon livre, épelle mon prénom et passe à autre chose.

Philippe Noiret est un homme délicieux, nous avons passé quelques minutes à refaire le monde durant lesquelles il m'a appelée "mon petit".

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Samantha Barendson

Margaret du Royaume-Uni


Parce qu'on les a croisées comme dans un rêve éveillé, une photo trop regardée et qu'il reste une impression fugitive mêlant fiction et réel, on cherche, on retrouve le nom, le visage, l'année. On constate que la réminiscence générale est encore forte, colorée, presque physique. Ça n'a duré qu'un petit instant mais il y a en nous comme un écho de force et de beauté mêlée.
C'est en Angleterre, à Bath dans le comté de Somerset, au Royal Crescent, trente maisons disposées en demi-cercle devant une esplanade de gazon. C'est très beau et solennel et surtout ça n'a rien de nécessaire : aucune géographie n'a obligé l'architecte à disposer ainsi ses trente hautes maisons. Le résultat Royal est une fierté de la ville de Bath. J'ai grimpé à pied la colline en montant à travers un parc, il fait chaud, en haut la pelouse immense devant le Crescent, beau mais un peu ennuyeux finalement, je m'apprête à repartir mais une agitation m'attire puis me retient. Un peu de monde arrive à pied, quelques voitures se garent, il y a de appareils photos et des gyrophares, deux ou trois hommes installent du ruban en guise de barrière, un bruit de tonnerre, un bruit tel qu'il semble impossible qu'il augmente, insupportable quand apparaît un hélicoptère rouge, bas dans le ciel, énorme, qui descend à la verticale et se pose dans l'herbe. Les pales ralentissent, un homme en uniforme se précipite jusqu'à la porte, l'ouvre, tend le bras à une femme frêle, un chapeau cache son visage, elle le retient d'un main et tente de choisir son chemin dans l'herbe, à cet instant ses yeux ne cherchent rien d'autre que le meilleur passage. Elle et l'homme qui reste à ses côtés courent pour s'écarter de l'engin, du bruit et du remous de vent provoqué par les pales, elle fait trois ou quatre pas vers nous, petite foule sur le trottoir, nous aperçoit, tourne la tête et change de trajectoire, en quelques pas le bel ensemble composé d'un manteau léger ouvert sur une robe courte et de deux souliers assortis qui courent comme ils peuvent s'éloignent. Une haute voiture noire l'attend, la porte claque, elle longe le Royal Crescent et disparaît. Un peu de poussière dans les yeux je demande qui vient de passer, une femme étonnée me répond : Didn't you recognize her? It was Princess Margaret *. Je dois vraiment avoir l'air ahurie car elle ajoute : The Queen's sister *. Je me dis que si la scène pouvait se rejouer je demanderais qu'elle passe au ralenti.  
*Vous ne l'avez pas reconnue ? C'est la princesse Margaret. La sœur de la Reine.
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Catherine Serre

Philippe Léotard


Ma fille est-elle la réincarnation de Philippe Léotard ?

Je ne savais rien de Philippe Léotard avant de rencontrer le cinéma de Fernando Solanas, particulièrement Tangos, l'exil de Gardel et Le Sud. Dans ces deux films, Philippe Léotard parle espagnol avec un charmant accent français et j'ai immédiatement su que nous pourrions être amis. Dans ma chambre d'adolescente j'écoutais en boucle ses albums, Je rêve que je dors surtout, en imaginant notre rencontre, je lui disais Écoutez Philippe, je sais que vous pourriez être mon père et j'ai entendu parler de votre problème avec l'alcool, mais j'aimerais être votre amie. Écoutez Philippe, il y a dans vos chansons ces mots qui me manquent. Écoutez Philippe…

Peu après, j'ai pu rencontrer Solanas à l'occasion du festival de cinéma ibérique et latino-américain et j'aurais voulu qu'il épouse ma mère, mais ça c'est une autre histoire.

Et un soir mes yeux se sont posés sur la terrasse d'à-côté. J'étais serveuse le week-end au Sunset café et Léotard dînait à quelques mètres de moi. Il y a une vingtaine de cafés-restaurants dans la rue Mercière et il en avait choisi un tout près et pourtant si loin. Je ne pouvais m'absenter ni quitter mon poste pour aller lui parler. Quelques mètres et le silence.

Philippe Léotard est mort neuf ans plus tard, le 25 août 2001. J'étais sur le point d'accoucher.

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Samantha Barendson 

Johnny Depp


Johnny Depp ressemble-t-il à Tom Cruise ?

Une nuit j'ai rêvé de Johnny Depp. Dans mon rêve il ressemblait à Tom Cruise mais en plus grand, je lui faisais d'ailleurs part de mon étonnement Je vous croyais plus petit. Johnny/Tom était une sorte de pirate qui venait me sauver de je-ne-sais-quoi et ce sauvetage me rendait toute chose et je me suis réveillée un peu amoureuse. J'avais dix-huit ans et Pirates des Caraïbes n'était pas encore sorti, ce rêve avait donc quelque chose de prémonitoire. Je ne savais rien de Johnny Depp, j'avais vu quelques épisodes de 21 Jump street mais sans plus.
 
Je suis allée au vidéo-club et j'ai loué Private Resort, Platoon, Cry-Baby, Edward aux mains d'argent, Arizona dream, Benny and Joon, Gilbert Grape, Ed Wood, Don Juan DeMarco et Dead Man. J'ai passé mon week-end à faire connaissance avec cet inconnu surgi d'un rêve et il m'a présenté à son tour George Bowers, Oliver Stone, John Waters, Tim Burton, Emir Kusturica, Jeremiah S. Chechik, Lasse Hallström, Jeremy Leven et Jim Jarmusch qui m'ont à leur tour fait rencontrer Buster Keaton, Danny Elfman, Goran Bregovic, Iggy Pop, Tom Waits… et ainsi de suite de films en musiques et de livres en photographies. Le lundi matin, après avoir grillé mes tartines avec un fer à repasser1, je suis allée travailler bien plus cultivée et persuadée que l'amour n'était rien de moins que la rencontre de deux névroses poétiques.
 
Merci pour la visite Johnny.


1Si vous ne savez pas de quoi je parle, courez regarder Benny and Joon.


 
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Samantha Barendson


Laurent Baffie


Dans les années quatre-vingt-dix, beaucoup de gens du showbiz venaient faire la fête à Lyon. Pourquoi ? Je n'en sais rien, mais j'ai souvenir d'avoir dansé sur des rythmes techno en face d'Yves Lecoq, discuté de choses et d'autres avec Jean-Luc Delarue et envoyé paître Laurent Baffie. 
C'était l'époque du Factory, une des premières boîtes lyonnaises à diffuser de la techno hardcore allemande. La discothèque ouvrait du jeudi au samedi et j'étais devenue une habituée à qui les videurs ouvraient la porte. J'évitais ainsi l'interminable file d'attente tandis que les gens grognaient, piétinaient et espéraient ne pas être refoulés. C'était l'époque où le simple fait de travailler dans la restauration ouvrait les portes de la nuit. Je suis Samantha du Sunset café était mon code, mon mot de passe, mon sésame. Je ne payais pas les cent francs d'entrée et, si je venais avec des amis qui ne connaissaient pas l'endroit, je ne payais pas mes boissons non plus. Dans la famille des bars, des boîtes et de la nuit, on racolait les uns pour les autres.
Au Factory, je dansais, buvais des gin-fizz et regardais voler Thierry, le DJ harnaché en abeille, qui passait au-dessus des têtes des danseurs en faisant Bzzz bzzz. Parfois la musique était trop forte, j'allais alors reposer mes oreilles et mes pieds sur le divan en velours rouge de l'entrée, face aux vestiaires. C'est là que Laurent Baffie, suivi d'un caméraman, m'a interviewée. 
- Bonsoir Mademoiselle, nous sommes de la télévision, est-ce que vous voudriez bien nous monter vos seins ?

- Ah mais oui, je vous reconnais. Écoutez, avec plaisir, mais voudriez-vous me monter vos couilles d'abord ?

- [silence]

- Non mais nous sommes de la télévision, nous voudrions montrer la folie des boîtes de nuit, voudriez-vous nous montrer vos seins ?

- Écoutez, avec plaisir, mais voudriez-vous me monter vos couilles d'abord ?

[silence]

- Mais... [il commence à s'énerver, je garde mon sourire]

- Écoutez, c'est simple, c'est donnant-donnant…

- Mais nous sommes de la télé…

- Et alors ? Vos couilles, mes seins. Aussi simple que ça.

Il s'énerve, demande au cameraman mort de rire d'arrêter de filmer, bafouille et s'en va en boudant.


Il est revenu une heure plus tard pour s'excuser, mais cette séquence n'est jamais passée à la télévision dans l'émission d'Ardisson...



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Samantha Barendson


Jean-Louis Trintignant

Je les ai trouvé beaux lorsqu'ils ont poussé la porte de la boutique, la femme soutenait tendrement presque imperceptiblement les pas d'un homme mince dont l'équilibre et les traits semblaient subir les assauts de l'âge avec quelques difficultés. Il me disait quelque chose cet homme et j'avoue que sur le coup il me renvoya l'image de ce Céline vieillissant pinçant ses manuscrits sous les clameurs mêlées des chiens et des perroquets. L'homme s'installa dans le fauteuil et je trouvai rapidement la paire de bottines idéale pour les petons de sa charmante épouse. Rompu à la pratique commerciale je fis dériver la visite vers la collection masculine et l'homme mince accepta de chausser - pour voir - le modèle lacé bleu que je portais ce jour là.

Un instant plus tard j'encaissais les deux paires :
- Êtes vous dans notre fichier ? Quel est votre nom ?
- Trintignant.
Ah tiens comme... Mes yeux glissèrent sur la carte bleue que je venais d'insérer dans le lecteur : Jean-Louis.

C'est idiot mais une fraction de seconde je pensai anxieux aux quelques titres de Noir Désir qui rôdaient parmi les 693 pistes diffusées aléatoirement dans le ventre de la boutique.
Je me rendis compte que nos mémoires de quidams ont toujours un temps de retard sur le vieillissement des célébrités, que le passé fige souvent dans nos esprits leurs traits révolus. Mes souvenirs étaient encore accrochés à l'image fringante de ce CD près de mon ordinateur J.-L.Trintignant lit Apollinaire. Là, c'était un adorable mais vieil homme qui retrouvait son souffle dans les bras blancs du Chesterfield, un couple en pleine parenthèse chaussante monté du Gard pour saluer l'ami Dussolier qui jouait son Novecento au théâtre des Célestins tout proche. Lorsqu'il a passé la porte, toujours soutenu par le bras aimant de son épouse, j'ai simplement glissé ...et merci pour la poésie !

En tout cas, sachez-le, Monsieur Trintignant et moi portons les mêmes chaussures bleues.

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Grégory Parreira


Edmonde Charles-Roux


Très chère Edmonde,

il serait plus poli de dire "Chère Madame Charles-Roux", mais ce sont ces mots "Très chère Edmonde" qui résonnent ce matin dans ma tête. Pourtant, au-delà d'une connaissance encyclopédique, je ne vous connais pas et vous me connaissez encore moins mais, hier soir, vous êtes entrée dans ma demeure par cette lucarne appelée télévision. Soudain vous étiez dans mon salon à me parler de vous, des langues qui ont rythmé votre vie, des gens que vous avez aimés, des livres que vous avez écrits et puis surtout vous avez dit une petite phrase, anodine, sur les gens des villes qui sont trop pressés, qui ne prennent plus le temps de se parler. Et cette petite phrase est restée en suspens et j'ai pensé qu'une femme qui disait cela n'était certainement pas femme à figurer en liste rouge dans un annuaire téléphonique. J'écris souvent des courriers aux gens qui me touchent, aux écrivains qui me bouleversent, parfois même aux personnalités qui m'agacent, je les écris en silence et ils demeurent à la poste restante de mon imaginaire. Mais votre adresse était là, sur l'écran de mon ordinateur, à minuit passé. J'espère donc que cette courte lettre vous parviendra, j'y joins un livre, mon livre, afin de partager à mon tour un peu de moi avec vous, partager mon amour des langues, mon amour des gens et partager surtout un peu de poésie. Nécessaire poésie...

Permettez-moi de vous embrasser, très chère Edmonde, et de vous souhaiter un très bel été.

Edmonde n'a pas répondu. L'été est passé.
Sa mort a été annoncée le 20 janvier 2016.

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Samantha Barendson

Bulle Ogier

Une "Dame blanche" ?

La nuit était tombée et avec elle une brume épaisse, effilochée par endroits. La route était sombre, pourtant dans mon souvenir il devait y avoir un ou deux réverbères à la sortie du village. Je roulais assez lentement, à cause de la brume mais aussi de cette ambiance, un peu irréelle, un peu envoûtante, la vitesse aurait gâché cette sensation. Je me suis mis à penser à ces histoires de « Dame blanche » qui circulent en boucle depuis des lustres. Toutes les conditions d'une apparition étaient réunies, l'heure, l'atmosphère, mon état d'esprit... Je ralentis, car juste après ce virage à gauche il y a un pont en dos d'âne, dangereux, la voiture peut sauter et si l'on contrôle mal, ploufff, dans la rivière.
L'apparition eut lieu, en plein milieu de la chaussée, en contre jour, agitant les bras ; pas blanche, non, habillée de noir, un foulard rouge autour du cou. Je me déportais sur la droite pour ne pas la renverser et m'arrêtais une cinquantaine de mètres plus loin. Je sortis de ma voiture, les yeux fermés, me disant que si elle était encore là quand je les rouvrirais, c'est que je n'étais pas en train de rêver.
­- Monsieur !
Une voix claire et légèrement fêlée, aigrelette est le mot qui me vint à l'esprit.
­- Monsieur !
J'ouvris les yeux, elle m'attendait, je vis aussi une petite voiture sur le bas côté, nez contre le parapet du pont, tous feux allumés.
­ - Bonsoir monsieur, merci de vous être arrêté. J'ai dérapé, je n'arrive pas à repartir, ça patine.
Une Austin mini Cooper orange. La jeune femme est blonde, elle me sourit. Je n'y connais rien en mécanique, mais si c'est juste une histoire de patinage, à deux on devrait pouvoir la remettre sur le goudron. C'est ce que je lui ai dit.
­ - Il faudrait la pousser en marche arrière, et ensuite tourner les roues et en avant la faire remonter sur la chaussée.
Aussitôt dit nous nous collons côte à côte mains posées sur le museau de la mini et ; un ; deux ; trois, nos chaussures glissent, nous gagnons un mètre ; deuxième tentative, deux mètres. Je dis :
­ - Si nous n'y arrivons pas, je le ferai avec ma voiture, vous monterez dans la vôtre et je pousserai et si ça démarre vous y allez.
Un banc de brume se détache, un morceau de ciel avec un bout de lune, son visage s'éclaire, c'est la dame blanche, je ris, elle aussi, cristallin, j'explique pourquoi je ris et nous rions de plus belle et... je la reconnais, cette voix, ce rire, cette silhouette, impossible de me souvenir, où, quand, juste cette certitude que...
L'accotement est en dévers, et roues tournées la mini refuse de bouger.
­ - Je vais faire demi-tour, préparez-vous.
Son sourire disparaît un instant.
­- Vous n'allez pas m'abandonner là ?
Je hausse les épaules et m'éloigne. Bien sûr que non, je ne vais pas t'abandonner.
Pare-choc contre pare-choc, je fais ronfler, j'aperçois ses cheveux blonds, elle lève le pouce, j'accélère lentement, en deuxième, l'Austin remonte sur la route, vroummm, une main s'agite, me fait coucou, au-revoir, adieu, elle disparaît dans la nuit.
Son visage éclate dans ma tête, je ne connais qu'elle ! Mais comment ai-je pu ne pas... trop tard, ma vieille R5 pourrie ne pourra jamais rattraper sa mini bombe à roulettes. Je hurle :
­ - Bulle ! C'était Bulle, mon idole.

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Yve Bressande